Face à Haltevoie.
2E566.
J’éperonnai ma monture. L’ost s’ébranla, les sabots des destriers heurtèrent la terre avec grand fracas. Les chevaliers s’élancèrent à la suite du roi et de sa Garde. Avec une rapidité effrayante, la noblesse d’Haltevoie se jeta à la rencontre des Lanciers de Vieusseuil. Ceux-ci, qui avançaient en rang serré, n’eurent guère le temps d’adopter une formation pour contrer une charge d’une telle puissance. Dans la hâte et la panique, ils levèrent maladroitement leurs piques. Leur cavalerie était trop occupée à maîtriser leur cheveux, terrifiés par l’orage qui redoublait de force au-dessus de la bataille.
Ma vision se teinta de rouge. Les cris de guerre fusaient de toutes parts. Le faste du ban, les couleurs chatoyantes de nos maisons, et la noblesse en grand arroi provoqua une terreur sans nom chez les mercenaires.
Au premier choc, nous brisâmes leurs rangs. Certaines montures s’empalèrent contre la forêt de pique que les mercenaires dressaient contre nous. Mais l’armée de s’en trouva nullement incommodé. Les lances volèrent en éclats, les épées fendirent les crânes, et, surtout, la monstrueuse épée large du roi fit un carnage chez les Lanciers. Touché par l’allégresse du combat, je levai ma lance, droit vers le combat. Les chevaliers débordaient les mercenaires. La mêlée devenait confuse, aveugle, chaotique, et...
Un pique de fer perça le crâne de mon destrier, puis s’arrêta à quelques pouces de mon heaume. Une soudaine volée de sang s’éparpilla contre mon plastron, au même titre que la grêle et la pluie. Mon cœur se souleva, ma lance me glissa des mains, et je m’écrasai lourdement au sol. La boue était poisseuse de sang, et, l’espace d’un instant, je ne vis que les corps qui s’éparpillaient dans l’herbe.
En proie à une cécité de peur et de crasse, je me recroquevillai sur le sol. Quelque chose de lourd – peut-être un sabot – heurta mon plastron. Mon souffle fut tranché par une douleur folle, cuisante. Après quelques instants confus, je me relevai doucement. Une main plaquée sur mon côté, je me mis à haleter lourdement. Chaque bouffée d’air animait un feu dévorant, niché dans mon poitrail. J’ôtai mon heaume avec hâte, et le laissa glisser dans la boue. C’est alors que je tirai mon épée bâtarde. Le mouvement m’arracha un cri de souffrance.
Le combat, partout tout autour de moi. La charge de la cavalerie lourde avait transformé les rangs des mercenaires en une marée confuse de piques, de plastrons brillants et de chevaux hennissant. Je n’entendais plus rien, si ce n’était le fracas du tonnerre et l’incessante grêle qui se déversait sur la bataille. Au cœur de la mêlée, je vis briller le Scalpel d’Orichalque. La redoutable épée large tranchait têtes et membres en une valse mortelle. Je me mis à courir. Je grinçais des dents et luttait contre l’affreuse douleur qui tordait ma poitrine.
Devant, le barrage de chevaliers avançait inexorablement. Les nobles d’Haltevoie rependaient la mort dans les rangs des Lanciers, fauchant, taillant, massacrant. Quelques mercenaires avaient néanmoins réussis à s’extirper du massacre, et étaient laissés ainsi, blessé ou cloué au sol, derrière la charge. Les quelques chevaliers tombés de leur monture venaient leur porter le coup fatal.
La bataille était clairement gagnée. La charge dévastatrice menée par le roi Eméric avait réduit l’armée de mercenaires à peau-de-chagrin. Pourtant, je peinai à adopter une position convenable pour le combat. Un homme d’arme s’avançait vers moi. Dépourvu d’armoiries, il était alors clair qu’il était un mercenaire. L’air hagard, menaçant, il tenait fermement un marteau d’arme dans sa main droite tandis qu’une targe de bois couvrait son côté gauche. La lumière tamisée de l’orage se répercutait sur son plastron de fer nu, ébréché.
Je ne perdis pas de temps. Malgré la douleur cuisante qui persistait, je chargeai le mercenaire. Ce dernier leva immédiatement son bouclier, et mon coup de taille maladroit cogna le bois de sa targe. La douleur, encore la douleur. Je chancelai. Quel imbécile ! Son marteau d’arme fusa sur un coup latéral, et dépassa ma garde maladroite. Le marteau heurta mon biceps. La plate fut écrasée, et du choc naquit une douleur éprouvante, qui remonta le long de mon bras. Je reculai sous le coup en haletant. Le mercenaire grogna et tenta de me porter un second coup. Je m’éloignai alors vivement, tout en essayant de maintenir une garde cohérente... mais tout mon corps s’était mû en une masse de douleur. Mon armure me pesait. Je levai mon épée et tenta un nouveau coup de taille, au niveau du ventre. La douleur alourdissait mes membres. Je me mouvais avec la grâce d’un vieil âne. Mon épée heurta de nouveau son bouclier. Le mercenaire en profita pour me coller son bouclier en plein visage. Le bois, dur et âgé, me fit sauter une molaire. Fou de douleur, sonné, je reculai une nouvelle fois. Mes jambes allaient se dérober sous mon poids, d’une seconde à l’autre. Et cette souffrance dans la poitrine, cette affreuse douleur qui n’en finissait pas...
Le marteau du mercenaire se leva. Un nouvel éclair traversa le ciel. Non. Je me jetai en avant. Qu’importe la douleur ou la fatigue des muscles. Avec l’énergie du désespoir, je me jetai contre le mercenaire. Le choc, le poids de mon armure, et l’infinie surprise dont il était la proie le firent chavirer avec moi sur le sol boueux. Je m’assis sur sa poitrine. Ainsi cloué au sol, il remua avec fureur. Il vociféra les pires insultes et cracha à la face des Huit. Je ne perdis pas plus de temps. Je tirai mon stylet. La grêle et la pluie continuait de tambouriner contre mon plastron. A la seconde où je levai ma dague, je vis dans les yeux du mercenaire une peur animale, primaire.
Ma lame vint se planter dans la joue du malheureux. Aveuglé par une frénésie guerrière, je n’entendis nul cri. J’enfonçai ensuite ma dague dans son œil. Un troisième coup vint percer son front. Puis un quatrième. Et un cinquième. Mes mains étaient rouges de sang.
Exsangue, vidé de toute force, je me trainai à l’écart, encore abasourdi par la barbarie de mon geste. Une fatigue colossale accabla mon corps endolori. J’avais perdu mon cheval. Et maintenant, j’avais laissé tomber mon épée.
Mais j’étais en vie. Tout autour de moi, les Lanciers de Vieusseuil étaient repoussés et écrasés. La cavalerie des mercenaires se repliait face à l’ost royal. Quelques archers arrosaient sporadiquement les rangs des chevaliers. Mais tous fuyaient, devant la splendeur du souverain d’Haltevoie et de ses chevaliers.
Nous avions gagné. Les mercenaires de Ranser battaient en retraite.
Mais alors que je me relevai, quelque chose heurta mon torse. La grêle, pensais-je alors. Mais un goût de fer naquit dans ma gorge, et une vive douleur transforma ma poitrine, déjà entamée, en un torrent de souffrance. Je baissai les yeux.
Une flèche empennée de noir était fichée dans le fer de mon plastron. Je poussai un long geignement, empreint d’une exaspération grandissante. Ultime.
Cela ne finira donc jamais ?
* * * *
Follain fut brusquement tiré de ses pensées. Son regard s’était perdu dans la brume d’une vallée pluvieuse. Une ondée fine renforçait la grisaille saisissante de cette partie sauvage de Bordeciel, abandonnée entre les montagnes de Jerall. La pinède du sud languissait sous une pluie fine, grise.
Face à cette énième vallée garnie de pins, il s’était abandonné à ses souvenirs. Il n’était plus ce jeune chevalier plein de vigueur. La quarantaine avançait à grands pas, de même qu’une bedaine fort malvenue. Sans parler de ses problèmes d’endurance, qui lui rappelait douloureusement le coup de sabot qu’il avait reçu, ce jour-là. Follain grogna et passa sa main gantée dans ses cheveux clairs. La pluie plaquait des mèches de cheveux gras sur son front.
« Sire ? Follain ? Vous allez bien ? »
Le chevalier errant se tourna vivement. Derrière lui, un Rougegarde d’une carrure exceptionnelle l’observait avec méfiance. Follain inspira profondément et rajusta l’épée bâtarde, disposée à sa ceinture.
« Pardon, Yulzir. »
Le chevalier jeta un dernier coup d’oeil derrière lui. Cette forêt terne, de pins et de frênes, s’étendait dans toutes les directions. Follain se baissa et ramassa son paquetage.
« On ne s’arrête plus, prononça-t-il d’une voix calme et posée. Nous devons arriver à Epervine avant la nuit. Les rumeurs disent qu’ils ont de gros problèmes de loup-garous...