Assise devant l’unique fenêtre de ma chambre, j’observe ce matin gris qui monte des profondeurs de la nuit. Je n’ai pas dormi. Une sourde torpeur tente de s’emparer de moi. J’essaie de la combattre de toutes mes forces. Bien pâles forces, d’ailleurs, étant donné mon état. La pesanteur du monde m’écrase les épaules. J’ai l’impression que le sol veut m’absorber, me digérer.
Je n’ai pas voulu manquer l’aube nouvelle. Je pensais que quelque chose devait arriver avec elle. Un jour différent des autres. Un jour pour changer ma vie.
Pourtant, rien n’est venu sur les ailes de la rosée. Rien que cette forêt s’étendant à perte de vue sous la houle. Et ce silence ! Ce silence dépeuplé auquel je ne parviens pas à m’habituer. Ce silence si pesant qu’il en assourdit les alentours, ôtant à la trame du monde sa profondeur.
Le ciel est vide d’oiseaux. Quelque chose a dû les chasser. Des prédateurs, sans doute. Ou quelque chasseur égaré dans nos combes solitaires. À cette heure matinale, les premiers sont de sortie, l'arc au vent, le chien à l’arrêt.
Parfois, au loin, lorsque le vent est favorable, j’entends ce qui ressemble à de sourdes détonations qui m’arrivent à travers le fouillis des haies proches. Mais aucun homme n’est jamais venu jusqu’à ma demeure demander le gîte ou le couvert. Je n’ai pas vu d’invités depuis des lustres.
Il fut une époque, cependant, où nous donnions de grandes fêtes tous les mois. Les salles étaient alors pleines de rires et de chants. Des laquais en livrée accueillaient les nobles des environs en tenant de lourds chandeliers d’or ou d’argent qui éclairaient les allées menant à notre demeure familiale.
J’aimais ces soirées où tout était permis. Dans nos jardins entretenus avec soin, des couples se formaient et se déformaient sous les assauts de l’amour. Je les épiais depuis mes caches secrètes aménagées dans les labyrinthes de buis, une main fermement appuyée contre la bouche de peur de laisser passer quelque souffle trop puissant ou quelque soupir mal maîtrisé.
J’adorais jouer au "fantôme du domaine", c’est ainsi que me nommait alors mon père, et je furetais dans le parc une grande partie de la nuit, échappant aux regards indiscrets.
Ces temps sont révolus. Personne ne vient plus chez nous depuis que la "Grande Mort" s'est abattue sur la région. Les hommes ont fui la vallée. Les animaux aussi. Il ne passe plus que de rares égarés qui semblent se détourner de nos terres dès qu'ils en approchent.
C'est l'odeur douceâtre de la maladie qui les repousse. Elle imprègne chaque être, chaque plante, chaque objet. Même moi, je ne peux me débarrasser de sa gangue poisseuse. J'ai beau me laver, et nous ne manquons pas d'eau dans la région, rien n'y fait. Mes robes suintent l'infection.
La solitude me pèse, et il me faut toute la chaleur de ma chambre pour me rappeler à la vie qui quitte petit à petit la région.
S'il m'est encore possible d'observer les alentours depuis l'oeil de ma fenêtre, mon corps n'a pourtant pas échappé aux assauts de l'affliction. Je suis faible. Si faible que ma chambre est devenue mon unique horizon depuis qu'il a fallu m'aliter. Je ne puis dire depuis combien d'années je n'ai pas quitté ces quatre murs, cette pièce qui me semble si ronde.
Le temps ne semble plus avoir cours ici. Cela est sans doute mieux ainsi. Je le laisse glisser sur moi comme une eau lente, envasé par la fièvre qui me glace si souvent.
Lorsque cela me prend, toutes les couvertures et toutes les pelisses dont je me recouvre ne peuvent l'atténuer. Je dois alors attendre que le froid me quitte pour pouvoir me relever. Cela peut durer des jours et des nuits, peuplés de cauchemars qui me rongent de sombres hallucinations nourries aux sons de la lande pluvieuse, visions terrifantes d'océans en furie...
La mer m'a toujours angoissée... Toute petite déjà, elle venait hanter mes crépuscules, couvrant les murs de la demeure de tapisseries sauvages et mouvantes dans lesquelles je me perdais avec effroi. Chaque ombre agitée par les lumières vacillantes des chandeliers devenait alors une vague prête à me submerger, un navire en perdition sur des flots déchaînés, un noyé ballotté sur le ventre grouillant d'un ressac éploré.
Je m'enfuyais alors devant ces fantasmagories, courant à perdre haleine le long de couloirs peuplés d'autres fantômes qui se matérialisaient sur les murs et me poussaient un peu plus loin dans les profondeurs de la folie. Il fallait alors des heures à nos serviteurs pour me retrouver, recroquevillée dans le coin d'une aile inoccupée ou couchée dans un coffre vidé dont j'avais rabattu le dessus.
Une étrange sensation s'est emparée de moi pendant ma veille. Comme un mal de mer remontant de souvenirs refoulés. Le caractère sauvage du pays qui me retient prisonnière me taraude par sa monotonie. A force de l'observer, je connais ses moindres détails, ses plus petits accidents de terrain. Depuis le pied de ma chambre, une lande alanguie court entre d'étranges monticules déchiquetés par les intempéries, serpentant jusqu'à une barre rocheuse sur laquelle elle semble prendre appui pour mieux me narguer.
Ça et là, dans les combes encombrées de mares vaseuses, quelques traces d'anciennes présences humanoïdes témoignent d'une vie révolue. Un vieux chaudron rouille dans la vase. Une botte sert de cache à un étrange animal que je ne peux voir. Une pèlerine se morfond sous les cimes agitées d'herbes poisseuses.
D'habitude, j'en détourne les yeux, incapable de supporter les éclats de voix éteints, les bruits du quotidien absents, les courses enfantines définitivement stoppées. Le silence appelle le silence, l'absence se nourrit de l'absence. Je n'ose penser trop fort à eux de crainte de déranger leur nouvelle existence loin de cette immobilité qui me ronge.
Je n’ai pas voulu manquer l’aube nouvelle. Je pensais que quelque chose devait arriver avec elle. Un jour différent des autres. Un jour pour changer ma vie.
Pourtant, rien n’est venu sur les ailes de la rosée. Rien que cette forêt s’étendant à perte de vue sous la houle. Et ce silence ! Ce silence dépeuplé auquel je ne parviens pas à m’habituer. Ce silence si pesant qu’il en assourdit les alentours, ôtant à la trame du monde sa profondeur.
Le ciel est vide d’oiseaux. Quelque chose a dû les chasser. Des prédateurs, sans doute. Ou quelque chasseur égaré dans nos combes solitaires. À cette heure matinale, les premiers sont de sortie, l'arc au vent, le chien à l’arrêt.
Parfois, au loin, lorsque le vent est favorable, j’entends ce qui ressemble à de sourdes détonations qui m’arrivent à travers le fouillis des haies proches. Mais aucun homme n’est jamais venu jusqu’à ma demeure demander le gîte ou le couvert. Je n’ai pas vu d’invités depuis des lustres.
Il fut une époque, cependant, où nous donnions de grandes fêtes tous les mois. Les salles étaient alors pleines de rires et de chants. Des laquais en livrée accueillaient les nobles des environs en tenant de lourds chandeliers d’or ou d’argent qui éclairaient les allées menant à notre demeure familiale.
J’aimais ces soirées où tout était permis. Dans nos jardins entretenus avec soin, des couples se formaient et se déformaient sous les assauts de l’amour. Je les épiais depuis mes caches secrètes aménagées dans les labyrinthes de buis, une main fermement appuyée contre la bouche de peur de laisser passer quelque souffle trop puissant ou quelque soupir mal maîtrisé.
J’adorais jouer au "fantôme du domaine", c’est ainsi que me nommait alors mon père, et je furetais dans le parc une grande partie de la nuit, échappant aux regards indiscrets.
Ces temps sont révolus. Personne ne vient plus chez nous depuis que la "Grande Mort" s'est abattue sur la région. Les hommes ont fui la vallée. Les animaux aussi. Il ne passe plus que de rares égarés qui semblent se détourner de nos terres dès qu'ils en approchent.
C'est l'odeur douceâtre de la maladie qui les repousse. Elle imprègne chaque être, chaque plante, chaque objet. Même moi, je ne peux me débarrasser de sa gangue poisseuse. J'ai beau me laver, et nous ne manquons pas d'eau dans la région, rien n'y fait. Mes robes suintent l'infection.
La solitude me pèse, et il me faut toute la chaleur de ma chambre pour me rappeler à la vie qui quitte petit à petit la région.
S'il m'est encore possible d'observer les alentours depuis l'oeil de ma fenêtre, mon corps n'a pourtant pas échappé aux assauts de l'affliction. Je suis faible. Si faible que ma chambre est devenue mon unique horizon depuis qu'il a fallu m'aliter. Je ne puis dire depuis combien d'années je n'ai pas quitté ces quatre murs, cette pièce qui me semble si ronde.
Le temps ne semble plus avoir cours ici. Cela est sans doute mieux ainsi. Je le laisse glisser sur moi comme une eau lente, envasé par la fièvre qui me glace si souvent.
Lorsque cela me prend, toutes les couvertures et toutes les pelisses dont je me recouvre ne peuvent l'atténuer. Je dois alors attendre que le froid me quitte pour pouvoir me relever. Cela peut durer des jours et des nuits, peuplés de cauchemars qui me rongent de sombres hallucinations nourries aux sons de la lande pluvieuse, visions terrifantes d'océans en furie...
La mer m'a toujours angoissée... Toute petite déjà, elle venait hanter mes crépuscules, couvrant les murs de la demeure de tapisseries sauvages et mouvantes dans lesquelles je me perdais avec effroi. Chaque ombre agitée par les lumières vacillantes des chandeliers devenait alors une vague prête à me submerger, un navire en perdition sur des flots déchaînés, un noyé ballotté sur le ventre grouillant d'un ressac éploré.
Je m'enfuyais alors devant ces fantasmagories, courant à perdre haleine le long de couloirs peuplés d'autres fantômes qui se matérialisaient sur les murs et me poussaient un peu plus loin dans les profondeurs de la folie. Il fallait alors des heures à nos serviteurs pour me retrouver, recroquevillée dans le coin d'une aile inoccupée ou couchée dans un coffre vidé dont j'avais rabattu le dessus.
Une étrange sensation s'est emparée de moi pendant ma veille. Comme un mal de mer remontant de souvenirs refoulés. Le caractère sauvage du pays qui me retient prisonnière me taraude par sa monotonie. A force de l'observer, je connais ses moindres détails, ses plus petits accidents de terrain. Depuis le pied de ma chambre, une lande alanguie court entre d'étranges monticules déchiquetés par les intempéries, serpentant jusqu'à une barre rocheuse sur laquelle elle semble prendre appui pour mieux me narguer.
Ça et là, dans les combes encombrées de mares vaseuses, quelques traces d'anciennes présences humanoïdes témoignent d'une vie révolue. Un vieux chaudron rouille dans la vase. Une botte sert de cache à un étrange animal que je ne peux voir. Une pèlerine se morfond sous les cimes agitées d'herbes poisseuses.
D'habitude, j'en détourne les yeux, incapable de supporter les éclats de voix éteints, les bruits du quotidien absents, les courses enfantines définitivement stoppées. Le silence appelle le silence, l'absence se nourrit de l'absence. Je n'ose penser trop fort à eux de crainte de déranger leur nouvelle existence loin de cette immobilité qui me ronge.