Chapitre 1 : l'Oeil et la Cible
2E 563, Val-Boisé.
Le soleil brillait haut dans un ciel d'azur caché en partie par la myriade de couleurs châtoyantes inondant la canopée. Le bruissement musical des feuillages frôlées par le vent côtoyait le sifflement des flèches en une mélodie discrète, mais qui plaisait tant à Caendil. Le chant des oiseaux, les feuilles voletant vers le sol et le murmure du vent étaient autant de distractions qu'il devait oublier pour se focaliser sur son objectif.
Sept... Huit... Neuf... Les jambes écartées, les pieds bien ancrés dans le sol.
Treize... Quatorze... Quinze... Le buste droit, le bras d'arc légèrement courbé pour éviter la trajectoire de la corde. C'est le dos, qui doit travailler. Pas les bras.
Vingt-deux... Vingt-trois... Vingt-quatre... La flèche maintenue par le pouce, la corde tirée sous le menton. Des gestes qui doivent devenir naturels par leur répétition incessante. L'oeil sur la cible, la posture idéale... et on relâche la corde.
Vingt-huit... Vingt-neuf... Trente. Le compte y est.
Les trois cibles circulaires parfaitement alignées se hérissaient petit à petit d'une trentaine de flèches chacune avant que les trois compères ne partent les déloger pour reprendre leur entraînement. Caendil observa ses compagnons d'entraînement le temps qu'ils finissent leur volée en essayant d'énumérer les défauts de leur posture. L'un était parvenu à mettre toutes ses flèches dans la cible, mais le plus petit, encore un peu jeune, aurait un peu plus de mal à retrouver toutes les siennes, en espérant n'en avoir brisé aucune. Une fois les carquois vides, ils s'avancèrent de trente pas pour les remplir à nouveau, prenant le temps d'échanger quelques railleries et conseils en délogeant leurs flèches une à une.
L'après-midi était bien avancée lorsque l'un des jeunes Bosmers remarqua que leur entraînement était épié.
- Hé, regardez, y'a une fille, là.
- Ah, ouais. T'as une admiratrice, Mel'.
- Dis pas ça, je la connais pas.
- En tout cas, elle doit avoir ton âge. Peut-être un peu moins...
- Vous savez qui c'est ?
- Oui.
La voix du jeune archer s'était étrangement teintée d'émotion alors qu'il fixait la petite curieuse. Sa gorge s'était resserrée, et cela s'entendait clairement.
- C'est la fille de Mithanil et d'Ethmedhel... Il sont morts de la Peste il y a quelques semaines.
Un long silence s'ensuivit, alors que les trois compagnons finissaient de remplir leurs carquois. L'entraînement continua jusqu'à ce que la pénombre les empêche de trouver deux de leurs flèches. Au moment de partir, ils remarquèrent que l'orpheline s'était éclipsée.
Elle leur rendit visite à nouveau plusieurs fois par semaine, observant leurs volées d'entraînement à bonne distance. Assise contre un arbre ou sur une branche, elle arrivait silencieusement et repartait sans plus de bruit, si bien qu'aucun des trois compagnons ne savait vraiment quand elle les épiait ou non. Ils finirent par accepter sa présence sans trop y réfléchir, du moins jusqu'à ce que le plus âgé des trois amène le sujet en récupérant ses flèches.
- Vous croyez qu'elle sait manier l'arc ?
- Si c'était le cas, elle le ferait, plutôt que de regarder Mel' se ridiculiser.
- Hé, je fais des progrès !
- C'est vrai, depuis qu'on a retiré la pierre, tu casses moins de flèches.
- Ca suffit. Venez par là.
Caendil fit signe aux deux autres de l'aider à transporter sa cible. Ils la rapprochèrent de leur pas de tir de quinze bons pas et se redressèrent rougis et essoufflés par l'effort, tant le support était lourd. Alors que ses compères reprenaient leurs tirs, Caendil fixa leur camarade silencieuse. La perplexité se lisait clairement dans le regard de l'enfant, et ils restèrent là à s'observer de longues secondes. Il finit par lever son arc vers elle en affichant un sourire, et l'observatrice silencieuse se décida finalement à s'avancer d'une démarche hésitante. Arrivée au niveau de Caendil, elle empoigna l'arc d'une petite main gauche et leva les yeux vers lui.
- As-tu déjà manié l'arc ?
- Non.
Caendil acquiesça en délestant son carquois d'une vingtaine de flèches avant de le lui accrocher à la ceinture. Il fit signe à la jeune Elfe d'approcher et lui expliqua comment manier l'arc et faire son premier tir. La posture, les mouvements, la concentration, il passa une bonne demi heure à lui expliquer le tout en détail avant qu'elle ne décoche la flèche, qui heurta le tronc d'un arbre et finit sa course perdue dans les herbes folles, sous les rires des deux autres archers en herbe.
- Votre première flèche était plus réussie, peut-être ? Melandris, tu tiens à nous raconter comment tu t'es fait cette cicatrice au dos de la main ?
Le plus jeune archer se renfrogna en reprenant ses exercices.
- Leur cible est beaucoup plus loin.
- En effet. Mais ils ont tiré beaucoup plus de flèches que toi.
- Il y a moins de flèches dans mon carquois.
- Ils tirent plus vite parce qu'ils doivent s'y habituer. Toi, tu dois simplement y arriver, pour commencer... Comment t'appelles-tu ?
- Arandhel.
L'entraînement continua ainsi pendant près de deux heures. Quelques flèches furent perdues dans la nature, mais la plupart finirent assez près de la cible, voire dedans. Ce qui n'était pas si mal, même si elles étaient bien éloignées du centre.
- C'est pas facile, comme ça.
- C'est la taille de l'arc, il n'est pas adapté.
- Non, c'est mon oeil.
Arandhel ferma l'oeil gauche comme pour viser, mais semblait se concentrer un peu trop pour maintenir l'oeil droit ouvert.
- Attends, essaye de l'autre main, avec les mêmes gestes.
Caendil lui fit retravailler rapidement sa posture en tenant son arc en main droite, et les premiers essais furent assez concluants. Quatre flèches dans la cible, dont une assez bien placée, bien qu'il s'agisse peut-être bien d'un coup de chance.
- Hé, Mel', t'as de la concurrence.
Caendil laissa les deux autres crétins à leurs moqueries en concentrant ses efforts sur l'apprentissage de la petite Arandhel. Maintenant qu'il le savait, il pouvait lui donner des conseils plus adaptés à son oeil directeur. A la fin de l'après-midi, il l'invita à prendre part à leurs entraînements plus souvent, et finit même par lui arracher un sourire discret en lui racontant la fois où Melandris avait réussi à lancer son arc en décochant une flèche. Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir pour son humeur morose, la Peste Knahaten étant un fléau dont son peuple se serait bien passé. A présent, il lui faudrait non seulement apprendre à cette petite à manier l'arc, mais aussi lui réapprendre à sourire.